Je cours

Je suis parti un peu vite, et tout de suite une légère douleur aux côté gauche s’installe. Mon ami avec qui je me suis inscrit pour « La ruée des Tripous », à Naucelle, en Aveyron, sur le mini-trail de six kilomètres et cinq cents mètres, me dit tout à la fois avec douceur et fermeté « respire, calme-toi, ralentis un peu, faut pas partir trop vite ». S’il m’avait dit ça il y a deux minutes, j’aurais apprécié.

Pourquoi je cours ? Parce que c’est une activité physique comme une autre, que c’est pratique : il n’y a besoin que de bonnes chaussures (j’ai des Hoka, une super marque française, avec un bon amorti) et de vêtements qui évitent les frottements et irritations, notamment de l’entrejambe. Et puis j’ai aussi quelques kilos à perdre pour me sentir bien dans mon corps.

La douleur sur le côté s’est estompée, n’a pas vraiment disparu, et en respirant bien, je ne l’oublie pas mais la considère comme une concurrente qui court au même rythme que moi. Le problème maintenant, c’est que l’Aveyron, ça n’est pas la forêt des Landes, le plus souvent plate et sableuse. Le parcours comprend un peu de dénivelée. Dénivelée, j’ai compris trop tard que ça voulait dire « Tu vas souffrir, bébé ». Arrive la première côte, une sacrée côte, et mon cœur, crispé, serré, engoncé dans ma cage thoracique dit à mes pieds d’y aller mollo tout en injuriant mes poumons de ne pas faire leur boulot. Mais ma tête vitupère mon cœur, lui enjoint de se la fermer. Mon ami lui se joint à la conversation animée et me dit sans la moindre difficulté « ralentis, penche-toi légèrement, on reprendra un rythme soutenu plus tard ». Tout juste s’il ne pourrait pas me réciter de la poésie. Moi je ne peux que lui répondre deux lettres : OK.

Arrivé en haut, je peine encore, mais je sens que mon cœur se décrispe, se détend et que je peux reprendre de manière plus aisée ma course. Des personnes qui marchaient dans la pente me dépassent à toute berzingue sur le plat. On les redépasse dans la montée suivante. Et puis je les oublie tout à fait. D’autant que le troupeau compact de dossards s’est lentement, au fil du parcours, effiloché, étiré comme une pelote de laine et que nous ne croisons plus que de rares personnes. Je ne fais plus un trail. Je cours, je respire mieux, j’évite les cailloux, les racines qui surgissent du sol, les racines des arbres aux branche étendues vers le ciel et sur lesquels on voit quelques passereaux, pouillots véloces et rouges-queues. Je respire tout à fait. J’ai toujours mal au côté gauche. Un peu mal au genou. Mais ça va, je me sens bien, dans une fatigue sereine. Je ne pense à rien.

Pourquoi je cours, déjà ? Je ne sais plus, mais je me sens bien.

Consigne : suite à l’étude d’un passage de Yoga, de Emmanuel Carrère, tenter de revivre par l’écriture une expérience physique qui se rapporte à la douleur ou à un état de méditation

Par la fenêtre de Taylor, Seattle

De temps en temps des bateaux croisent la passe sur le lac Washington, où j’habite. Une légère brise crée des remous dans l’eau et vient agiter le petit drapeau américain planté dans ma jardinière suspendue, ainsi que les beaux tournesols qui se sont installés tout seul dans le pot vide, dehors au coin de ma maison. Bien sûr mes cactus et plantes grasses fragiles sont à l’abri. Il fait beau ici pour un 18 octobre, mais frais et l’échelle de mon voisin à la maison bleue ne me donne pas envie d’y descendre. Le drapeau s’agite de plus en plus, et la fleur seule et jaunâtre (je ne sais plus son nom) à l’autre fenêtre gesticule son reflet dans la jardinière où pousse le drapeau. Elle veut sûrement faire son intéressante face au drapeau. Comme moi qui suis le seul retraité du coin à n’avoir pas de bateau à moteur mais un vieux canoé à la Davy Crockett. La fleur danse davantage dans le reflet et les papillons s’agitent autour d’elle. Maintenant, je ne vois plus le drapeau, que le vent contraire m’a masqué.

Capture d’écran du site WindowSwap, Taylor’s window, Seattle

Jean Giono ou l’ossification de la pensée

Transcription d’un extrait des entretiens de Jean Giono avec Jean Carrière (INA-France Culture)

“Sur ma table de travail il y a la page blanche, et à côté il y a mon carnet. Je réfléchis à la phrase que je veux faire prononcer à mon personnage, ou à la phrase que moi j’écrirais pour décrire ce que mon personnage est en train de faire. Je réfléchis à cette phrase et quand il n’y a pas de problème, je l’écris directement sur ma page, puis je continue comme ça peut-être pendant une heure à écrire sur la page jaune sans besoin du carnet. Puis brusquement se présente un problème, ou un problème de style ou un problème de construction, alors ça, ça se fait sur le carnet. Si bien que lorsque j’écris la phrase que je viens de travailler sur la page jaune elle ne présente pas de ratures parce que toutes les ratures ont été sur le carnet. Mais si tu prends la page du carnet correspondant à la page jaune, tu trouveras pour la même phrase alors une dizaine de phrases qui présenteront les mots placés dans des ordres différents. Par conséquent toute cette rature là – ça peut s’appeler une rature – se trouve sur le carnet et non pas sur le manuscrit.

Le manuscrit passe par la mémoire et par l’esprit. Il n’y a pas d’état écrit et c’est très important car l’écriture ossifie une pensée, la durcit, la rend définitive.

Si bien que même je ne prends pas de notes et que à un moment donné, j’ai usé d’un petit stratagème. Il m’arrivait souvent à un moment où j’étais dans un travail difficile de trouver la solution de mes problèmes en allant me promener. Le mouvement de la marche activait probablement le mouvement de l’esprit et je trouvais en me promenant ce que j’avais vainement cherché à ma table. Mais, arrivé à ma table, quand je voulais faire entrer dans le texte déjà composé la phrase qui venait d’être écrite à l’extérieur, j’éprouvais une difficulté comme si la pièce de puzzle ne pouvait pas tout à fait entrer dans ses rainures. Et j’ai compris que la phrase que j’avais écrite pendant la promenade était une phrase qui était trop dure pour pouvoir rentrer dans le texte déjà travaillé et qu’il fallait lui laisser une sorte d’indécision pour qu’elle puisse ensuite s’adapter très exactement dans le trou que j’avais laissé dans le style de la page jaune.

Alors au lieu de partir avec un morceau de papier et un crayon, je ne prenais rien pour prendre des notes. A ce moment-là j’avais une autre difficulté c’était celle de me souvenir, la mémoire. Alors j’ai trouvé un truc. Je partais avec un cahier de papier à cigarette et une boîte d’allumettes, bon. Mais lorsque j’avais besoin de noter quelque chose j’allumais l’allumette et avec le charbon que produisait cette allumette j’écrivais sur le cahier de papier cigarette. C’était noté, mais c’était noté de telle façon que ça s’effaçait un tout petit peu. Si bien qu’en arrivant je ne savais plus très bien ce que j’avais écrit, alors ça laissait à ce que j’avais noté l’indécision nécessaire pour que ça reste fluide et que ça puisse entrer dans mon texte”