Transcription d’un extrait des entretiens de Jean Giono avec Jean Carrière (INA-France Culture)
“Sur ma table de travail il y a la page blanche, et à côté il y a mon carnet. Je réfléchis à la phrase que je veux faire prononcer à mon personnage, ou à la phrase que moi j’écrirais pour décrire ce que mon personnage est en train de faire. Je réfléchis à cette phrase et quand il n’y a pas de problème, je l’écris directement sur ma page, puis je continue comme ça peut-être pendant une heure à écrire sur la page jaune sans besoin du carnet. Puis brusquement se présente un problème, ou un problème de style ou un problème de construction, alors ça, ça se fait sur le carnet. Si bien que lorsque j’écris la phrase que je viens de travailler sur la page jaune elle ne présente pas de ratures parce que toutes les ratures ont été sur le carnet. Mais si tu prends la page du carnet correspondant à la page jaune, tu trouveras pour la même phrase alors une dizaine de phrases qui présenteront les mots placés dans des ordres différents. Par conséquent toute cette rature là – ça peut s’appeler une rature – se trouve sur le carnet et non pas sur le manuscrit.
Le manuscrit passe par la mémoire et par l’esprit. Il n’y a pas d’état écrit et c’est très important car l’écriture ossifie une pensée, la durcit, la rend définitive.
Si bien que même je ne prends pas de notes et que à un moment donné, j’ai usé d’un petit stratagème. Il m’arrivait souvent à un moment où j’étais dans un travail difficile de trouver la solution de mes problèmes en allant me promener. Le mouvement de la marche activait probablement le mouvement de l’esprit et je trouvais en me promenant ce que j’avais vainement cherché à ma table. Mais, arrivé à ma table, quand je voulais faire entrer dans le texte déjà composé la phrase qui venait d’être écrite à l’extérieur, j’éprouvais une difficulté comme si la pièce de puzzle ne pouvait pas tout à fait entrer dans ses rainures. Et j’ai compris que la phrase que j’avais écrite pendant la promenade était une phrase qui était trop dure pour pouvoir rentrer dans le texte déjà travaillé et qu’il fallait lui laisser une sorte d’indécision pour qu’elle puisse ensuite s’adapter très exactement dans le trou que j’avais laissé dans le style de la page jaune.
Alors au lieu de partir avec un morceau de papier et un crayon, je ne prenais rien pour prendre des notes. A ce moment-là j’avais une autre difficulté c’était celle de me souvenir, la mémoire. Alors j’ai trouvé un truc. Je partais avec un cahier de papier à cigarette et une boîte d’allumettes, bon. Mais lorsque j’avais besoin de noter quelque chose j’allumais l’allumette et avec le charbon que produisait cette allumette j’écrivais sur le cahier de papier cigarette. C’était noté, mais c’était noté de telle façon que ça s’effaçait un tout petit peu. Si bien qu’en arrivant je ne savais plus très bien ce que j’avais écrit, alors ça laissait à ce que j’avais noté l’indécision nécessaire pour que ça reste fluide et que ça puisse entrer dans mon texte”